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Place de Mai

Ossements des disparus : des anthropologues fouillent

le passé de la dictature


L’Argentine commémore le 30 avril 2017, le quarantième anniversaire des Mères de la Place de Mai qui luttent pour retrouver leurs enfants assassinés pendant la dictature argentine (1976-1983). Environ 30 000 personnes auraient disparu pendant ces années noires selon les chiffres des organisations de droits humains. Quarante ans après, l’équipe argentine d’anthropologie médico-légale (EAAF) continue de fouiller la terre pour identifier les restes des desaparecidos, les militants politiques opposés au régime et assassinés par la junte militaire. Réputée pour avoir exhumé et identifié le corps du Che Guevara en Bolivie, cette ONG a travaillé dans plus de 50 pays. En Argentine, leur travail est fondamental dans le processus du deuil des familles des victimes. C’est aussi une partie clé dans la quête de vérité et de justice autour de la « guerre sale » comme l’explique Luis Fondebrider, l’un des fondateurs de l’organisation.


Dans quel contexte l’Equipe Argentine d’Anthropologie médico-légale (EAAF) a commencé à travailler sur les disparus de la dictature argentine ?


Luis Fondebrider : Les débuts de l’EAAF se sont faits dans un climat complexe. Nous avons commencé à travailler au retour de la démocratie après sept années de dictature. A l’époque, notre groupe de travail était formé d’étudiants, de médecins, d’anthropologues et d’archéologues voulant donner une alternative aux familles de disparus de la dictature pour retrouver les corps de leurs proches.

Nous avons réalisé la première exhumation en juin 1984, sous la direction du médecin légiste nord-américain Clyde Snow. A cette époque, il y avait d’un côté des personnes très enthousiastes à l’idée de commencer à enquêter, mais d’un autre les militaires qui avaient encore du pouvoir en Argentine. Une transition vers la démocratie compliquée donc... De 1984 à 1986, nous avons travaillé de manière informelle, il n’y avait pas encore d’institution.


Qui étaient les personnes dont vous exhumer les ossements ?


Luis Fondebrider : Ce sont les squelettes de militants politiques, de travailleurs, d’étudiants… La répression en Argentine a été très précise. Les militaires avaient des informations sur les personnes qu’ils séquestraient. Il y avait une logique dans cette détention : pour son activité politique, pour ses relations…L’objectif était donc de transférer les prisonniers dans un centre de détention clandestin, de les torturer et de leur soutirer les informations pour séquestrer d’autres personnes. C’est ce que nous essayons de reconstruire jour après jour.


Comment l’EAAF travaille concrètement pour identifier les personnes disparues pendant la dictature argentine ?


Luis Fondebrider : Le processus est similaire à n’importe quelle investigation criminelle. Mais au lieu d’enquêter sur une affaire criminelle commune - comme un homicide ou un accident de voiture - nous enquêtons sur des cas de violence politique, ethnique ou religieuse, où l’Etat est le principal responsable, ou un groupe en dehors de l’Etat comme une guérilla. Nous appliquons une méthodologie multidisciplinaire qui consiste d’abord à déterminer dans quelles circonstances la personne a disparu, où, quand et pourquoi. La seconde étape consiste à récupérer le corps puis à l’analyser. Après toutes ces années, nous ne retrouvons généralement que des ossements qui sont étudiés par un laboratoire d’anthropologie. Nous essayons de reconstruire cette personne lorsqu’elle était en vie, d’un point de vue physique et biologique. C’est ce qu’on appelle l’information « pre-mortem » : quel âge avait cette personne à sa mort, quelle taille mesurait-elle, comment étaient ses dents et ses os ? Une fois ces informations récoltées, il faut ensuite essayer d’identifier la personne.


Vous avez également mis en place une Banque de Données Génétiques : l’ADN, est-il la clé pour identifier les ossements des disparus ?


Luis Fondebrider : Il y a dix ans nous avons effectivement créé une Banque de données génétiques où sont répertoriés les examens de sang des personnes d’une famille dont un membre a disparu pendant la dictature argentine. Aujourd’hui, 10 200 tests sanguins ont été réalisés, ce qui représente environ 4200 personnes disparues. Les parents sont les personnes qui sont les plus proches biologiquement et génétiquement de nous. Pendant chaque entretien avec les proches du disparu, nous réalisons un arbre généalogique pour déterminer qui est encore vivant dans la famille. Leur ADN est ensuite comparé aux ossements. Lorsque tout coïncide, nous faisons un rapport légiste qui est ensuite transmis à la justice. C’est le juge qui est chargé de contacter les familles pour leur annoncer que le corps de leur proche a été identifié légalement et qu’ils peuvent retirer les restes et les enterrer.


Travaillez-vous directement avec les familles des victimes de la dictature argentine ?


Luis Fondebrider : C’est une partie de notre travail. Nous travaillons avec les « sources écrites » c’est-à-dire tous les documents que l’Etat a laissé concernant son rôle pendant cette période. Comme dans l’Allemagne nazie, où quelqu’un prenait des notes sur le nombre de personnes présentes dans chaque wagon des trains pour Auschwitz, en Argentine lorsqu’un cadavre arrivait dans un cimetière, des notes étaient prises. Nous travaillons aussi avec les témoignages des proches, des camarades qui militaient également mais aussi des éventuels témoins.


Comment l’EAAF a réussi à prouver l’existence des « vols de la mort » en Argentine ?


Luis Fondebrider : Nous ne savons pas exactement combien de personnes ont été jetées des avions dans le fleuve Rio de la Plata et dans l’océan pendant la dictature. Seulement une soixantaine de cadavres est apparue entre 1976 et 1979 sur les côtes uruguayennes et argentines. En Argentine, nous avons pu récupérer une trentaine de corps, dont une vingtaine a déjà été identifiée. Nous avons constaté sur ces ossements que les fractures étaient différentes de celles causées d’habitude par l’impact d’une balle. Ces fractures sont compatibles avec le choc sur un objet dur, dans ce cas l’eau. La justice utilise nos données pour les relier ensuite avec des témoignages : si une personne a été aperçue vivante à l’ESMA - un centre clandestin de détention à Buenos Aires - que des témoins affirment qu’une des méthodes de ce centre était de tuer puis de faire monter les détenus dans des avions avant de les jeter dans le fleuve, et que ces corps apparaissent ensuite sur la côté argentine avec des fractures : tout coïncide pour affirmer que cette personne a été jetée d’un avion.


Il y a-t-il des familles qui ne veulent pas savoir ?


Luis Fondebrider : En 1984, au retour de la démocratie en Argentine, beaucoup de familles pensaient retrouver leurs proches vivants. C’est pour cette raison que la Commission Nationale sur la Disparition des Personnes (CONADEP) n’a pas demandé aux familles les données physiques, un procédé qui se fait normalement... Il y a donc un tabou pour savoir si le proche est encore en vie ou non… Pour beaucoup, c’est un passage difficile. Nous respectons la décision des familles de savoir ou non.


Selon vous, vos recherches au sein de l’EAAF permet-il de participer au travail de mémoire en Argentine, 40 ans après le coup d’Etat militaire ?


Luis Fondebrider : Notre travail est une partie d’une tâche qui est avant tout collective. Il y a eu des avancées, des marches arrière dans la société argentine et avec les différents gouvernements qui se sont succédé depuis le retour à la démocratie. Notre travail a permis de reconstruire l’histoire des personnes que nous avons réussi à identifier et dans le même temps d’apporter des informations sur le processus répressif en Argentine. Cela fait donc partie de ce travail pour la mémoire, la justice, et la réparation en Argentine.


Pour les familles, récupérer les restes de leur proche est une étape fondamentale dans le processus du deuil, même des années après la disparition de la personne ?


Luis Fondebrider : Annoncer aux familles que leur proche a été identifié est la partie la plus importante de notre travail. C’est un moment à la fois terrible, car c’est pour eux la certitude que leur proche est mort, mais c’est aussi un soulagement après des années de recherche. Cela leur permet d’enterrer l’être cher, de pouvoir se recueillir sur sa tombe et d’entamer leur processus de deuil. Nous établissons une relation de confiance et de transparence avec les familles de disparus : nous essayons de ne pas les traiter comme des enfants, mais comme des personnes adultes. Il faut leur expliquer les limites de la science et les tenir informés pendant tout le processus d’identification. L’annonce est la partie la plus difficile car il n’y a pas de technique en particulier, de manuel ou de psychologie qui explique comment annoncer une telle nouvelle aux familles…

lire l'entretien de

Luis Fondebrider,

cofondateur de l'EAAF

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